Homélie de Mgr Delarbre – Messe des Rameaux, 24 mars 2024

Messe des Rameaux
Dimanche 24 Mars 2024, Cathédrale Saint-Sauveur – Aix

« Reste étonné, mon frère, devant le crucifié »

Mes chers amis, nous venons d’entendre la Passion de Jésus Christ selon saint Marc. Une fois encore ai-je envie de dire. Car chaque année, je reste stupéfait, bien que je connaisse le texte aussi bien que vous, par l’événement même de proclamer et d’entendre la Passion du Seigneur. Nous avons déroulé notre année liturgique, nous sommes entrés en carême et nous voilà quarante jours après à entendre ce récit. À vrai dire cet étonnement dont je parle, c’est celui qu’annonce le prophète Isaïe, dans la suite de l’oracle que nous venons d’entendre (Is 52, 15) : « Il étonnera une multitude de nations ; devant lui les rois resteront bouche bée, car ils verront ce que, jamais, on ne leur avait dit, ils découvriront ce dont ils n’avaient jamais entendu parler. » Nous ne devons jamais nous accoutumer à la Passion de Jésus, ni à son récit, ni l’entendre comme une histoire d’autrefois, que l’on connait déjà.

Premier point, le récit de la Passion est toujours dans les Évangiles le récit le plus long et le plus détaillé.
Les exégètes disent même que c’est la première partie des Évangiles à avoir été mise par écrit pour être transmise. Dans le même temps, sachez qu’il faudra plusieurs siècles aux chrétiens pour représenter le Christ en croix. Ce récit est sans cesse répété, fondateurs pour les chrétiens, mais jamais ils ne le représentent. La toute première image connue de la Croix est le graffiti moqueur d’Alexemenos, daté du IIIe siècle, qui est conservé au musée du Palatin à Rome. Un crucifié est représenté avec une tête d’âne, à coté un homme à genoux et une inscription : « Alexemenos adore son Dieu ». Deux cents ans après la mort de Jésus, la représentation de la croix est une caricature. Mais le disciple, lui, adore Jésus en croix. Imaginez-vous cela. Les chrétiens racontent la passion de Jésus, ils prêchent comme le dit avec force saint Paul un messie et un messie crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les païens (1Co 1, 23) ; cela est si audacieux qu’ils n’osent le représenter. Et nous devrions l’entendre sans surprise ? Sans étonnement ? Comment osons-nous lire, en public, devant nos enfants, un tel récit ? Un homme nu, ensanglanté, pantelant, mort sur une croix et un centurion qui le désigne en disant : Il est vraiment le Fils de Dieu. Entendez les moqueurs « Alexemenos adore son Dieu » « Christian adore son Dieu » … Il convient que cela continue d’étonner, de choquer, de déranger. Notre Dieu est sur une croix.

Deuxième source de stupéfaction, qu’est-ce que le récit de la Passion nous raconte ?
La version de saint Marc est particulièrement dépouillée, brutale même, clinique parfois. Tout y est. La trahison, les amis qui l’abandonnent, la peur panique d’un jeune disciple, le compagnon fidèle qui se détourne, les insultes et les coups, les mensonges et les faux témoignages, les injures et les moqueries, la bêtise d’une foule, la haine religieuse, le calcul d’un politicien, les intérêts d’une clique, l’argent bien sûr ! la démagogie d’une libération et le spectacle public d’une mise à mort, la vérité bafouée, la dignité foulée au pied, le fouet, la torture appliquée scientifiquement par des soldats, l’humiliation, la déshumanisation, la cruauté du supplice, la destruction méthodique et préméditée d’un corps humain écartelé. Et le sang d’un homme. Et l’abandon de Dieu. Paul dira avec sa force coutumière : « Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous » (2 Co 5, 21). « Il l’a identifié au péché » explique la traduction liturgique. Regarde le visage du Christ, regarde le droit dans les yeux, et vois le péché. Vois le fruit du mal. Vois ce qu’est l’œuvre du mal. Exposée devant tous, dans sa terrible banalité et son infinie répétition. Jamais on n’a ainsi montré le mal dans sa laideur. J’entends alors autrement la parole d’Isaïe « Ils sont bouche-bée devant lui ils verront ce que jamais on ne leur avait dit » Reste étonné, mon frère, devant le crucifié, il est en agonie jusqu’à la fin des temps selon le mot de Blaise Pascal.

Jésus est nu sur la croix, mais c’est le mal qui est mis à nu pour toujours. Toi qui, dans ce monde, fait couler le sang, tu pourras toujours donner des noms commodes aux crimes, envelopper d’arguments, de raisons, de raisonnements, de discours, de justifications la mise à mort d’un juste, l’exécution d’un innocent, la torture d’un prisonnier, la déshumanisation d’un être humain, la destruction méthodique d’une personne, tu auras toujours devant toi le visage du crucifié et tu porteras pour ton malheur, le visage des bourreaux de Jésus Christ. De manière plus quotidienne et banale, hélas banale, toi qui par le mensonge, la trahison du moment, la dissimulation, la violence des mots, la calomnie, la peur, l’appât du gain, le conformisme du moment, la crainte de la vérité, l’entrainement de la foule, participe à la Passion de Jésus, subis cet étonnement profond de l’être, afin de craindre bien davantage d’avoir les traits des bourreaux de Jésus Christ que ceux du crucifié.

Mon étonnement, et celui des nations, vient enfin que pour que ce récit puisse être proclamé, pour que l’on ose exposer ainsi le crucifié, pour qu’il soit la mise à nu du règne du mal, c’est bien sûr parce que en effet, « Alexemenos adore son Dieu ». La résurrection n’est pas venue donner une heureuse fin à une tragédie de sorte que l’on puisse tourner la page de cet épisode pénible, non, elle est venue attester de la vérité de ce que vous avez contemplé. Par sa résurrection, le Christ a manifesté que son sacrifice a été agréé par Dieu, le sceau de vérité est mis sur l’ensemble de sa vie, de son enseignement et surtout sur le sens de sa mort. Le sacrifice du Christ a été agréé. Le Juste a été justifié. Le péché est dévoilé et vaincu. Et chacun désormais sait à quoi s’en tenir en matière de salut et de jugement.

Amen.

 

Homélie de Mgr Christian Delarbre, archevêque d’Aix-en-Provence et Arles